On parle souvent du handicap. En réalité, il faudrait parler des handicaps. Selon l’OMS, est porteur·se de handicap toute personne dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée. Soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge ou d’un accident. De sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvent compromises.
La Tunisie a adhéré à cette définition. Elle s’est engagée à promouvoir et protéger les droits de toutes les porteur·se·s de handicap. Pourtant, quand on regarde les statistiques, la Tunisie fait figure d’anomalie. Sa population comporterait six fois moins de personnes concernées qu’ailleurs, en proportion.
La Tunisie ferait-elle figure d’exception pour le handicap ? Quelles réalités ces chiffres couvrent-ils ? La Tunisie prend-elle le handicap à sa juste mesure ?
En Tunisie, le handicap touche de près ou de loin toutes les familles
Tout le monde connaît un membre au moins de sa famille proche ou lointaine qui est porteur d’un handicap. Un grand-oncle schizophrène, une cousine sourde ou muette, une tante aveugle. Une voisine atteinte de nanisme, la sœur d’un ami porteuse de trisomie 21. Une connaissance ayant connu un accident de la route qui l’immobilise. Ou le vagabond du quartier qui, en réalité, est atteint d’une maladie mentale. Toutes ces personnes sont porteur·se·s de handicap. Elles le sont de manière passagère ou définitive, sont nées avec ou bien le sont devenues. Elles ont en commun un quotidien entravé par le manque d’autonomie. Et une difficulté réelle à intégrer l’école ou à s’insérer dans la vie active.
Malgré cette omniprésence dans notre entourage, le handicap reste un sujet tabou dans une Tunisie dont 2,2 % de la population est directement concernée, selon les chiffres de l’INS. Soit environ 241 000 Tunisien·ne·s Selon l’OMS dans le monde, plus d’un milliard de personnes vivent avec une forme ou une autre de handicap. Cela représente, en 2007, environ 15 % de la population mondiale, soit plus d’une personne sur sept.
Comment expliquer cet écart ?
En Tunisie, tout le monde connaît quelqu’un qui est porteur de handicap, mais personne ou presque n’en parle. Et malgré une société civile active dans ce domaine, les campagnes de sensibilisation sont trop peu nombreuses pour que ce sujet s’installe, même ponctuellement ou périodiquement, sur le devant de la scène médiatique.
Pourtant les personnes porteuses de handicap font partie de la société, dans toutes les régions. Elles méritent plus de visibilité et de considération.
Tous les milieux sont concernés. Qu’il s’agisse d’une population urbaine ou non urbaine, les proportions sont équivalentes.
Tous les âges sont concernés avec une augmentation de la proportion de personnes porteuses de handicap avec l’âge. En 2014, 0,7 % des 0-14 ans étaient concernés contre 8,1 % des 60 ans et plus.
Hommes et femmes sont également concernés avec 2,2 % des hommes et des femmes en 2014, même si les femmes deviennent majoritaires après 60 ans (espérance de vie supérieure oblige, surtout en milieu urbain) avec 8,5 %.
Le handicap n’est pourtant que peu visible dans les médias et dans le débat public
Dans les médias, nous avons beau chercher, nous ne trouvons que de rares exemples dans des feuilletons populaires. Nous pensons à Staïech dans El Khotab Al Beb, personnage et acteur atteint de nanisme. Et à Meher, le chanteur de mezoued dans Nouba qui se retrouve en chaise roulante à la suite d’une agression.
Dans la vie publique combien d’artistes, combien de sportifs ? Peut-être quelques-uns malades apparus à la télévision lors d’une visite à leur domicile ou pour un dernier hommage. Tous les 4 ans, les athlètes paralympiques portent les couleurs de la Tunisie encore plus haut que l’équipe olympique. Ils placent le pays dans le top 20 des plus médaillés mais les médias en parlent peu.
Dans la vie politique, combien de dirigeants politiques ou de ministres porteurs de handicap depuis l’indépendance ? Récemment, Hichem Mechichi a confié le ministère des affaires culturelles à une personne malvoyante. Cela est si inédit dans l’histoire du pays que les réseaux sociaux l’ont énormément relayé.
Dans la vie professionnelle, peu côtoient des collègues porteurs de handicap. Alors qu’une obligation légale impose une insertion à hauteur d’au-moins un poste entre 50 et 99 salariés. Et de 2 % des effectifs au-delà de ce seuil.
Une population rendue invisible
Force est donc de constater une invisibilisation, consciente ou non, de la population porteuse en Tunisie. Elle ne fait pas partie du débat public. Et la population se sent peu concernée par son devenir, alors que les personnes porteuses de handicap sont partie intégrante de la société, de la vie quotidienne.
La Constitution de 2014 indique clairement dans son article 48 que l’État protège les personnes porteuses de handicap contre toute discrimination. Il doit également leur garantir une entière intégration au sein de la société. Et prendre toutes les mesures nécessaires à cela. Les lois protégeant les personnes concernées ne manquent pas et ne sont pas récentes. La loi n° 2005-83 du 15 août 2005 relative à la promotion et à la protection des personnes handicapées met en place le cadre nécessaire. Par ailleurs, la Tunisie a aussi signé en 2008 la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes en situation de handicap.
Quel est le problème, dans ce cas, si les textes existent ?
L’enjeu est surtout de faire connaître cette réalité et de la rendre plus visible, y compris par la statistique. C’est le strict minimum pour faire changer le regard sur le handicap. Et pour accélérer la mise en œuvre des engagements nationaux et internationaux de la Tunisie. D’où l’importance d’avoir des chiffres plus complets, partagés et débattus publiquement. C’est pourquoi nous avons mis plusieurs tableaux produits par l’INS sur notre plateforme Data4Tunisia.
Il est possible et même nécessaire, d’aller plus loin. En effet, l’écart entre la proportion de porteur·se·s de handicap dans la population mondiale et en Tunisie reste inexpliqué statistiquement. Il peut occulter des situations où des personnes renoncent à leurs droits. Y compris des cas dramatiques pour des individus comme pour des familles. Seule la mise en lumière de cette réalité permettra à nos concitoyens porteurs de handicap de sortir de l’ombre. Et à la société de faire évoluer le regard qu’elle porte sur eux et le traitement qui en découle.